Deux ou trois choses que je sais d’elle

Jean-Luc Godard, France, 1966, Tamasa Distribution

Commentaire

La séquence débute par 3 plans fixes qui semblent dessiner un scénario à la narration classique : un chantier, un homme devant un garage automobile, une voiture rouge qui arrive en trombe et rejoint un garage. Une jeune femme, Juliette, accompagnée d’une amie rend visite à son mari, qui y travaille. Mais JL Godard abandonne d’emblée tout travail naturaliste, qui décrirait plan par plan les étapes de cette visite, les sensations et émotions qui animent les personnages.

Il construit dans la séquence un puzzle de sensations globales dont le foyer est indéfini et qui se succèdent et s’interpénètrent en un tissage évoquant de manière diffuse le rapport au monde des habitants d’une banlieue parisienne dans les années 1960, au moment de la construction des grands ensembles qui transforment le paysage. Les plans sont très plastiques : ils isolent objets, détails du décor et dans lesquels les hommes sont filmés à égalité avec les choses. Les plans se répondent et se font écho en un jeu de cadavre exquis qui réserve sa part au hasard. Le réalisateur semble jouer en transformant le garage en un studio dans lequel il construit et « attrape » les couleurs, les bouts de phrase, les mots et les choses « sans qualité » : carcasses de voitures, éléments de signalétique, panneaux publicitaires ; mêlés à de lents travellings sur les feuillages ou le ciel. Impossible de dire sur quel temps se déroule la séquence. Le rythme est désynchronisé, il se construit au montage par la récurrence de certains plans ou motifs (l’arrivée de la voiture rouge, un personnage qui attend, ou qui fume).

Le travail sur la bande son renforce et accompagne la construction cubiste de cette séquence qui commence par un chuchotis : un murmure qui semble la voix interne du réalisateur lui-même s’adressant au spectateur, brutalement recouvert par l’irruption du son réel (rugissement du moteur et des machines) qui sature la bande sonore. A plusieurs reprises, le son est coupé cut laissant place à des moments de pur silence. Le son du compteur du poste d’essence (défilement des chiffres) est lui très amplifié. Ce collage singulier d’images, de sons, de moments, perturbe le régime narratif auquel le spectateur est habitué. Il provoque une distorsion étrange, une plongée dans les sensations diffuses qui affectent les divers personnages qu’il voit à l’écran, pris dans leur univers urbain et quotidien. La voix off du réalisateur qui chuchote à son oreille semble aussi l’inviter à une introspection personnelle et intime sur sa propre présence au monde et au film.