Les films d'atelier

Plaidoyer pour un vrai regard sur les  films d’atelier

Un débat récurrent dans le domaine de l’éducation à l’image concerne le film auquel tout atelier vidéo donne lieu : à quel titre le regarder ? Beaucoup soutiennent qu’il représente le produit secondaire d’une démarche pédagogique. Au mieux, il en constitue la trace. Le public auquel il est promis se limite aux participants, à leurs parents, à l’intervenant ou l’animateur qui les a encadrés, voire aux partenaires qui les ont soutenus. Réunis devant l’écran au moment de sa restitution, ils le découvrent en connaissance de cause - l’enjeu pédagogique, les aléas de la mise en œuvre, le matériel employé, les sites mobilisés, la répartition des rôles au sein de l’équipe, les absents ou les défaillants pendant son déroulement. Puisqu’il s’agit d’apprentissage, l’expérience compte davantage que son résultat. Dès lors, peu importent les contenus des images, les émotions qu’elles recèlent, le cinéma qu’elles esquissent ?

 

Joël Danet

Joël Danet (à droite) et Alain Bergala lors des Rencontres « A nous le cinéma ! » en 2018.

Il suffit d’assister à une des journées de projection organisées par l’opération Cinéma, cent ans de jeunesse pour se convaincre du contraire. Etape finale de la saison que recouvre sa mise en œuvre, ces séances mises en place dans la Cinémathèque promeuvent doublement chaque film programmé : c’est dans l’enceinte d’un haut lieu de la culture cinématographique qu’il accède à l’écran d’une salle de projection. De tels rendez vous, cependant, s’inscrivent naturellement dans une programmation annuelle dédiée à l’histoire et l’actualité du cinéma. D’une part, en tant que témoignage d’une démarche expérimentale de transmission, centrée sur une question fondamentale, donnant lieu à une formation et la constitution d’un bagage de références. D’autre part, pour ce que les films diffusés donnent à voir, selon les attentes du spectateur de n’importe quelle autre séance.

Quelques souvenirs pêle-mêle. Une jeune fille isolée dans un coin de cour de récréation, tourne la tête dans un sens puis d’un autre en faisant voler sa longue chevelure. Hors champ, des voix crient un prénom, toujours le même, sans doute le sien. Elle parait figée sur place par cet appel qui vient de toutes parts. Simple jeu ? Demande d’aide ? Menace ? Simple exercice, le plan n’en dit pas plus. A nous de nous raconter l’avant, l’après, d’imaginer le fin mot de ce que nous avons vu. Autre souvenir : derrière la paroi vitrée d’une piscine couverte, un garçon regarde ses camarades nager dans le bassin ou converser sur son bord. Le début du film l’a montré prenant la fuite au moment où le professeur les rassemblait pour s’y rendre. L’un d’eux, une jeune fille qui parait s’attacher davantage à lui, avise sa silhouette, immobile, contemplative, du côté de la rue. Il ne les a pas quittés, il ne les rejoint pas non plus. Présence mutique qui, sans consentir à aucune explication, reste à portée de vue pour appeler en silence.

Autre vitre : celle d’un bâtiment d’école où se reflètent des silhouettes d’enfants, que l’épaisseur a dédoublées, disloquées. Sur cette vitre se détache le visage d’un autre enfant. Son expression anxieuse trahit un tourment secret. Par un passage dans les bureaux administratifs de l’école, en hasardant un coup d’œil sur des documents se trouvant à sa portée, il a incidemment appris une triste nouvelle : un de ses camarades va redoubler. Celui-ci ne le sait pas encore. Ce secret dont il est gros, dont il ne parvient pas à se défaire, le met à part des autres. Leurs conversations résonnent en lui d’une façon nouvelle : quel qu’en soit le sujet, chacune le renvoie à l’idée que son enfance a pris fin. Solitude encore : celle de cette jeune fille qui rêve sa veillée funèbre, erre comme un spectre parmi ses parents, ses amis affligés, réunis autour d’un cercueil disposé au milieu du salon de la maison familiale. D’un cri qu’elle pousse dans son sommeil, elle revient à la réalité, choisit la vie. Des peurs intimes, mais aussi des bonheurs. Un garçon et une fille assis à la terrasse d’un glacier où ils se sont donné rendez-vous. Chacun sourit de son côté. Nous sommes à la fin du film : l’un et l’autre ont su se comprendre, vaincre les malentendus, et malgré les copains toujours avides de confidences, garder pour soi le secret de ses sentiments.

Le récit de la plupart de ces films finit en suspension. Il est souvent dit que les jeunes spectateurs n’aiment pas les fins ouvertes. Les jeunes réalisateurs, eux, en imaginent volontiers. Bien sûr, nous sommes tentés d’y voir la suggestion de l’intervenant. Comment en être sûrs ? Faut-il l’être ? Le film d’atelier tient sa richesse de son caractère hybride. Il n’appartient à personne, étant le fruit de l’échange que favorise la transmission. Avec Cinéma cent ans de jeunesse, la démarche du dispositif pédagogique, plus que jamais élaborée, contraignante par ses attentes, n’en aboutit pas moins à des films profondément personnels. Il semble qu’un style se précise à mesure des éditions, conditionné par son principe. Quelle qu’elle soit, la règle du jeu de chaque nouvelle édition invite à faire cinéma de la réalité des lieux et des conditions. Les situations mises en scène sont souvent inspirées par les rituels qu’une génération se donne : échange d’habits, combats de pouce, jeu du « je vois, je vois », intarissables bavardages nocturnes… De même, les lieux sont montrés selon l’usage que les jeunes personnages en ont. D’un film l’autre, quelle qu’en soit l’origine, s’esquisse une géographie propre à l’enfance ou l’adolescence qui requalifie les espaces qui lui sont imposés. La salle de classe, par ses pupitres alignés, s’apparente à un réseau d’échange de mots doux ou de trophées volés. La rue est le chemin qui lie l’école à la maison. La grande place de la mairie est un site de jeu ou le lieu des premiers rendez-vous. Alentours, les forêts ou les zones industrielles abritent des repaires, ici un bunker bariolé niché dans une clairière, là une jetée qui donne sur des entrepôts. Où mieux qu’au sein de ces images se poursuit, selon les mots de Pol Vendromme, « le bouleversant recensement des diverses contrées de l’enfance » (Le cinéma et l’enfance, 1955) ? Où mieux que dans ces mêmes images, se rencontre « l’objective cruauté du monde », qu’André Bazin leur oppose (L’enfance sans mythe, 1960)? D’autant qu’à présent, ce sont les premiers concernés qui les imaginent et se prêtent à leur fabrication.

Joël Danet
Vidéo Les Beaux Jours, France.